Entretien avec Karim Dridi
Comment est née cette envie de réaliser un film dans un service de réanimation pédiatrique ?
Au départ, la rencontre avec l’association ‘‘Le Rire Médecin ’’ et sa fondatrice Caroline Simonds a provoqué en moi le désir de faire un film sur le travail des clowns à l’hôpital. Je suis allé à l’hôpital avec les clowns et je suis entré dans une chambre de réanimation. Un bébé venait de se faire opérer du cœur, on voyait presque son cœur battre sous le drap qui recouvrait sa poitrine. Il était plongé dans un coma artificiel. Les deux clowns se sont approchés tout doucement et ont commencé à jouer de la musique. Son électrocardiogramme s’est animé sous l’effet de la musique. Je suis sorti du box et j’ai pleuré. Ce n’était pas triste, c’était magnifique et j’ai su à cet instant que j’allais réaliser un film documentaire en réanimation pédiatrique.
J’ai eu la chance d’être soutenu dans cette démarche par le professeur Fabrice Michel, chef de service de réanimation pédiatrique de l’hôpital de la Timone à Marseille. Il m’a fait confiance et a pris le risque de défendre mon projet auprès de ses équipes avant de m’ouvrir toutes les portes de son service. J’ai vraiment eu une carte blanche pour tourner à l’hôpital.
Vous avez axé votre film sur les parents, comment vous est venue cette ligne directrice ?
Initialement, je voulais réaliser une chronique sur le service, et puis j’ai eu un flash. J’ai vu un couple dans la salle d’attente, leur fils venait juste d’être admis en réanimation, ils ne savaient rien. Ils attendaient, pétris de peur, qu’on vienne leur donner des nouvelles de leur bébé. Je me suis dit « Ça pourrait être moi. Et si j’étais à la place de ce papa, avec ma femme, à attendre qu’on vienne nous prévenir, qu’est-ce que je ferais ? Comment je me comporterais ? Qu’est-ce que je ressentirais ? ». Alors j’ai eu envie de suivre les parents.
Puis je suis parti en repérage en me disant « Tu es fou de faire un film aussi dur, tu vas pleurer toute la journée ». Et petit à petit je suis tombé amoureux du service, des parents, des enfants, des équipes. C’est incroyable ! Je suis assez critique de mon pays, de ses institutions surtout, et là j’ai voulu réaliser un film qui montre qu’on a en France un service public qui sauve nos enfants et qu’il faut absolument préserver.
Parlez-nous du dispositif de tournage.
Dans un box de réanimation, il y a très peu de place. Tout est pris par les machines, par cette technologie médicale très lourde. Il faut donc être le minimum de personnes, avoir la caméra la plus petite possible et l’attitude la plus discrète possible. Mais finalement, la véritable difficulté ce n’est pas la taille de la caméra ni la complexité du dispositif, mais plutôt comment se faire accepter par les parents.
Pendant le tournage, j’ai vu beaucoup de couples qui attendent qu’on leur dise si leur enfant va vivre, et si oui, pour combien de temps, quelles sont les possibilités médicales, est-ce qu’il va falloir le greffer ou non ? C’est compliqué d’aller vers eux. Sur le moment j’étais terrorisé, mais j’ai été très surpris par leur adhésion au projet. Une maman m’a dit un jour que j’avais été sa première thérapie.
J’ai filmé plus d’une vingtaine de familles. Ils restaient parfois quelques jours, une semaine ou un mois. Je voulais travailler sur la longueur et Fabrice Michel m’a conseillé d’aller vers des familles en attente de greffe, ce sont les patients qui restent le plus longtemps en réanimation. C’est ainsi que j’ai rencontré les parents de Luna et de Sélim.
Pouvez-vous nous parler d’eux ?
Romane et Julien, les parents de Luna, ont accepté tout de suite d’être filmés. Ils connaissaient tous les deux quelques-uns de mes films de fiction, ça a permis une première connexion. C’est aussi un couple très jeune et il me semble qu’ils avaient moins de réticences avec la caméra, avec l’image, mais c’est peut-être une impression.
Concernant les parents de Sélim, j’ai d’abord rencontré Ismaël, le papa, à son arrivée à l’hôpital. Il m’a tout de suite dit oui, mais il fallait que Stéphanie, sa femme, accepte aussi. Quand je l’ai rencontrée, elle m’a dit qu’elle n’avait pas envie d’être filmée mais qu’elle acceptait pour une seule raison : si ce film pouvait aider d’autres parents dans cette situation, alors elle était d’accord pour le faire.
J’ai vécu avec ces couples pendant plusieurs mois, j’étais la personne qui passait le plus de temps avec eux, plus de temps que les soignants, plus de temps que leur famille, j’étais enfermé avec eux dans le box pendant des journées et parfois des nuits entières. J’avais remarqué que ces couples mangeaient très mal, voire parfois pas du tout, alors comme j’aime bien faire la cuisine, je me suis mis à leur cuisiner des plats. Cela nous a permis d’échanger en dehors de la caméra. Je ne pouvais pas me cacher tout le temps derrière ma caméra, il fallait que je la pose et que je puisse converser avec eux d’humain à humain. Ça a vraiment permis de renforcer nos liens.
Quel est pour vous le vrai sujet du film ?
L’intention du film était de traiter de la parentalité, ou plus exactement de questionner l’engagement qu’implique la parentalité, pour le meilleur et pour le pire. Cette question traverse le film et questionne notre propre humanité.
Ce film aurait très bien pu avoir pour cadre l’école ou le foyer familial. Si j’ai choisi la réanimation, c’est parce que j’ai ressenti une force, une pulsion de vie extraordinaire que je n’avais jamais ressentie de toute mon existence. Le sujet n’est pas l’hôpital et ce n’est pas un documentaire sur les soignants, ni sur le médical. Même si en toile de fond, tous ces sujets sont abordés, le film raconte avant tout l’histoire de deux couples. Je voulais me concentrer essentiellement sur ces parents qui accompagnent leurs enfants, coûte que coûte, dans l’aventure d’une hospitalisation à haut-risque.
Le film montre l’enfermement de l’hôpital et les attentes interminables où les parents n’ont rien d’autre à faire que gamberger. Des pensées négatives, des peurs qu’ils réussissent à transcender et à transformer en force positive pour accompagner leur enfant sur le chemin de la guérison. On voit aussi les parents écouter les soignants qui leur expliquent l’importance de leur engagement irremplaçable et comment ils vont faire équipe, une équipe aux compétences complémentaires.
C’est-à-dire ?
Par exemple, quand les enfants sont mis sous morphine ou sous kétamine pendant des semaines et lorsqu’on arrête ces drogues, il y a un phénomène de manque, comme pour les toxicomanes. Les enfants sont dans un mal-être incroyable. Ils sont agités, font des cauchemars, ils ont des hallucinations... C’est très difficile. Même si les médecins ont des médicaments pour aider, cela ne suffit pas. Il faut les bras des parents, il faut des caresses, il faut rassurer les enfants en permanence et ce rôle-là, seuls les parents peuvent le tenir.
Mais ce que je voulais aussi montrer dans le film, c’est que la première personne qui se bat pour vivre, pour survivre, c’est l’enfant ! Et autour de lui, autour de son combat, il y a ses parents aux premières lignes et les soignants, les réanimateurs, les chirurgiens, les cardiologues, etc.
J’ai envie de donner de l’espoir aux spectateurs, surtout aux parents qui vont voir le film. Il faut savoir que 95% des enfants qui entrent en réanimation pédiatrique ressortent vivants. En France nous avons cette chance-là !
Comment les parents traversent-ils cette épreuve ?
Leur engagement dans le processus d’hospitalisation de longue durée est total. Tous les jours, la vie de leurs enfants est en danger, jusqu’au moment où ils vont « revivre »... ou pas. Les soignants appellent ça les montagnes russes émotionnelles. Un jour, les parents sont euphoriques car ça se passe bien, et puis un autre jour, ils sont complétement « down » parce que leur enfant est mourant. C’est le quotidien de la réanimation et c’est horrible à vivre pour les parents.
Pour affronter tout ça, il faut une force que ces gens ne savent même pas qu’ils ont en eux avant de vivre ces événements. C’est un dépassement de soi, une épreuve ultime, une aventure périlleuse et extraordinaire. Ce que j’ai vu, ce sont des super-héros, mais pas les super-héros qu’on nous vend dans les séries télé, non, des gens normaux, ordinaires, avec une force et un pouvoir incroyable en tant qu’individus et en tant que couple.
Je veux montrer comment ces parents trouvent la force pour continuer à se battre pour que leurs enfants restent en vie. J’ai aussi observé que les couples qui résistaient le mieux étaient ceux qui ne renonçaient pas à garder leur sens de l’humour. Un besoin de rire et de légèreté, qu’ils utilisent comme une arme pour affronter les moments les plus douloureux.
Avez-vous gardé des liens avec les deux familles du film ?
Ils ont bien sûr été les premiers auxquels j’ai proposé de voir le film et j’ai gardé des liens très proches. Romane et Julien sont devenus des amis, on se voit souvent en famille. Avec Stéphanie et Ismaël, on se donne régulièrement des nouvelles et chaque fois et ils m’envoient des photos de Sélim.
Luna et Sélim m’appellent Tonton Karim, cette relation est précieuse pour moi. Je trouve tellement fort de les voir aujourd’hui courir, rire, parler, aller à l’école.
Qu’attendez-vous de la sortie du film ?
Ma productrice Emma Soisson et moi avons envie que le film permette d’engager des discussions sur notre hôpital public, sur la crise des services pédiatriques et sur le sujet encore tabou du don d’organes des enfants. Sans le don d’organes, Sélim et Luna ne seraient pas vivants aujourd’hui. Je n’ai jamais réalisé un film qui soit à la fois un film outil, un film médicament, un film compagnon pour tous les parents qui ont vécu ou qui vont vivre cette expérience incroyable. C’est un film qui doit m’échapper et qui doit être utilisé par les parents et les soignants.